La Cour de Cassation reconnaît pour la première fois l’abus d’égalité commis par un associé (Chambre Commerciale ; 21 juin 2023 ; N°21-23.298)

  • Eléments de faits et de procédure

Dans cette affaire, deux personnes morales détenaient chacune la moitié du capital social d’une société par actions simplifiée ayant pour activité la logistique et le transport de produits.

En 2015, la société a conclu un contrat de logistique avec une autre société afin d’assurer, jusqu’au 31 décembre 2017, la coordination du pilotage et la gestion du transport des produits fabriqués par celle-ci.

Dans le courant de l’année 2017, la société cliente a informé la société prestataire qu’elle envisageait une restructuration de son système de gestion des transports, de sorte que les relations contractuelles entre les deux sociétés pouvaient être remises en cause à partir de 2018. Durant la phase de renégociation, la société cliente a sollicité la conclusion d’un contrat transitoire avec la société prestataire.

Le dirigeant de la société prestataire a, conformément aux statuts de la société, convoqué une assemblée générale afin que les deux actionnaires autorisent, à l’unanimité, l’offre de contrat transitoire à la société cliente. L’un des deux actionnaires ayant voté contre la résolution, le contrat transitoire n’a pu être conclu, et la prestation a été confiée à une société concurrente, filiale de l’actionnaire ayant voté contre la résolution.

La société et l’autre actionnaire ont donc assigné l’actionnaire ayant voté contre la résolution en paiement de dommages-intérêts. Les demandeurs n’ont pas obtenu gain de cause devant la Cour d’Appel de Chambéry, et ont formé un pourvoi en cassation.

  • Moyens soulevés par les demandeurs au pourvoi

La société ayant perdu le contrat et l’actionnaire ayant voté en faveur de la résolution rejetée invoquent deux moyens au soutien de leur demande :

  1. Un manquement à son devoir de loyauté de la part de l’actionnaire ayant voté contre la résolution ;
  2. Un abus d’égalité.
  • Réponse de la Cour de cassation

Sur le premier moyen, la Cour de cassation rappelle que, sauf stipulation contraire, un actionnaire d’une société par actions simplifiée n’est, en cette qualité, tenu ni de s’abstenir d’exercer une activité concurrente de celle de la société dont il est actionnaire, ni d’informer celle-ci d’une telle activité, et doit seulement s’abstenir d’actes de concurrence déloyaux.

Sur le second moyen, la Cour de cassation considère que le fait, pour un actionnaire égalitaire, d’empêcher par son vote négatif une opération essentielle pour la société, dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’autre actionnaire, constitue un abus d’égalité.

En conséquence, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel.

  • Portée de la décision

Sur la concurrence d’un associé

Sur la question du droit pour un associé de pouvoir réaliser des actes venant concurrencer l’activité de la société dont il est associé, la Cour de cassation ne fait que maintenir sa position déjà énoncée en 2011 et en 2013, et rappelle qu’un associé n’est pas tenu de s’abstenir d’exercer une activité concurrente de celle de la société dont il est associé.

Quatre tempéraments à ce droit doivent tout de même être signalés :

  • Une clause statutaire ou extra-statutaire (au sein d’un pacte d’associé notamment) peut interdire à un associé de commettre des actes de concurrence ;
  • Les actes commis ne peuvent être constitutifs d’acte de concurrence déloyale ;
  • En cas d’apport de l’associé de son fonds de commerce à la société, il est tenu, en sa qualité de vendeur du fonds, de garantir la société de toute éviction de son propre fait ;
  • En cas d’apport en industrie, l’associé ne peut exercer une autre activité sans autorisation statutaire.

Sur l’abus d’égalité

Par cet arrêt, publié au bulletin, l’abus d’égalité est pour la première fois reconnu par la Cour de cassation, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, pierre angulaire de la responsabilité extracontractuelle et qui dispose que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Aux termes de sa décision, la Cour de cassation applique à l’abus d’égalité les mêmes critères cumulatifs que ceux permettant de qualifier l’abus de minorité, à savoir :

  1. Une attitude contraire de l’associé à l’intérêt de la société en empêchant une opération essentielle pour celle-ci ;
  2. Dans l’unique dessein de favoriser ses intérêts personnels au détriment des autres associés.

Ainsi, conformément à la jurisprudence relative à l’abus de minorité, le simple refus d’un associé égalitaire de voter en faveur d’une décision, même essentielle pour la société, sans que ce refus soit fondé sur l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment des autres associés, ne semblerait pas suffire à caractériser un abus d’égalité.

Enfin, en application des dispositions de l’article 1240 du Code civil, la sanction d’un abus d’égalité est, au même titre que l’abus de minorité, l’allocation de dommages-intérêts. On peut également penser qu’il pourra être demandé au juge de désigner un mandataire afin de représenter l’associé égalitaire défaillant à une nouvelle assemblée générale pour voter en son nom, comme c’est déjà le cas dans le cadre d’un abus de minorité.

Romain SIMON